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1 avril 2010 4 01 /04 /avril /2010 18:01

Les doctrines orphiques

 

Avant d’en venir à l’énumération et à l’analyse des principes sur quoi s’appuient les doctrines dites orphiques et les règles de vie qui en découlent, il faut s’arrêter quelque temps sur un détail d’où naît la fascination. Un détail qui comble l’Imaginaire.

   

Quand il eut été mis en pièces par les Ménades (les raisons de cet attentat seront plus loin explicitées), la tête d’Orphée demeura vive. En elle se condensa tout ce qui avait été lui. En elle perdura son ineffable savoir. Orphée continua à chanter. Nul ne parvint à tarir le flot de cette jubilation qui se répandait comme le vent tombé des étoiles. Orphée, dans le halo de sa douceur irréductible, fut porté par les vagues de l’Egée jusqu’à Lesbos. On lui consacra un sanctuaire où se rendaient des oracles.

 

Sans doute Dionysos, le dieu vénéré par les Thraces, parmi lesquels avait grandi Orphée, prônait-il un retour vers l’état originel. Et peut-être fallait-il passer par les transes bestiales, par la découverte des frémissements d’un horrible plaisir carnassier (plaisir de loup, de renard affamés), pour épuiser le désir humain de braver les interdits. Peut-être par la mania, conduisant à une folie exterminatrice, voulait-on apaiser en soi-même l’inextinguible soif, la curiosité liée au mal-faire (les bêtes sauvages en sont dépourvues). Peut-être Dionysos, du monstrueux dérèglement poussé jusqu’à ses extrêmes, voulait-il faire jaillir la Règle d’or, provoquer une coïncidence avec l’Un éternel, source de délices apaisées ?

 

Le « silence hébété » suivant le terrible vacarme que suscitaient les porteurs de thyrses, suivant le paroxysme aigu des musiques de flûtes (et l’oreille lésée provoquait un vertige), ce « silence hébété » pouvait-il engendrer un choc en retour, tout physiologique, une saturation par l’excessif, conduisant vers la délivrance, l’être étant enfin vidé des poisons qu’il recèle ?

 

Retrouver un « âge d’or » par la voie du monstrueux ? Le risque est trop grand d’une accoutumance au pire. D’une accoutumance à cette drogue qu’est le délire et à ses imageries fabuleuses. D’une telle proposition, Orphée évidemment se détourne. D’un tel exercice que pratiquèrent pendant des siècles les fidèles de ces « sectes » qu’étaient les thiases, et qui se perpétuaient au temps où Socrate s’escrimait en dialogues avec les sophistes, sous les platanes de l’agora d’Athènes.

 

Première affirmation et, d’entrée de jeu, scandaleuse : le corps est un tombeau. Du même coup se trouve renversée la relation des hommes avec leur propre vie. Du même coup on accède à une liberté de manœuvre insoupçonnable. Sortir du corps devient non un désastre, un deuil, une perte irréparable, mais la découverte que commencement et fin coïncident et sont indissociables. Cela jusqu’à ce que, se glissant d’une enveloppe corporelle dans une autre, l’âme, rassasiée d’un tel jeu trompeur, se délivre de son propre mouvement, de sa propre autorité. Et se reconnaisse pour ce qu’elle est : parcelle divine, molécule du grand Corps omniscient, parachevé mais créateur, en perpétuelle osmose avec ce qu’il suscite inlassablement.

 

Orphée devient conducteur de ceux que la Roue des réincarnations tient prisonniers. Il incante, il charme, il rassemble les mots précieux que psalmodient les magiciens d’Egypte et qui sont rassemblés dans le Livre des morts, lequel s’apparente à celui qu’utilise le rituel tibétain, guide des âmes ayant franchi les bornes de ce monde et se trouvant, dans le Bardo Thödol, en présence des plus redoutables forces.

 

 

 

orphee001

 

 

Les fidèles d’Orphée célébraient les mystères qu’il avait institués et qui fournissaient les indications nécessaires, les « mots de passe » devant désarmer Perséphone. D’après Hérodote (Enquête, 2, 123), « les Grecs ont appris ce savoir-faire des Egyptiens. Les Egyptiens furent les premiers à émettre l’affirmation que l’âme humaine est immortelle, mais qu’au moment où succombe le corps elle pénètre dans le corps de différents animaux. Lorsque l’âme a épuisé le cycle de toutes les créatures peuplant la terre, la mer et l’air, elle s’introduit à nouveau dans une apparence d’homme. » Les preuves irréfutables de ces conceptions qu’on croyait réservées aux philosophes et sages de l’Orient sont restées inscrites sur des feuilles d’or découvertes dans des tombes.

 

Apparaissent – parfois sous forme de dialogues – des fragments de poèmes, remontant au moins au Ve siècle avant J.-C. et certainement d’époque plus ancienne. La plupart des tombes se situent en Italie méridionale, lieu de prédilection du mouvement orphique (Pétélia, Thourioï). La Crète aussi (Eleutherna) apporte un témoignage parfois formulé dans des termes presque identiques.

 

Certaines des feuilles avaient été placées près de la main du mort, d’autres près de sa tête. Celle que l’on exhuma de la tombe de Pétélia avait été roulée dans un cylindre à porter en guise d’amulette. « L’utilité de ces feuilles s’explique nettement par leur contenu : le mort a là des extraits de textes sacrés qui lui disent comment il doit se conduire pendant son passage dans l’autre monde. On lui indique le chemin à prendre et les paroles à prononcer. »

 

Il s’agit de se concilier les divinités infernales en énonçant les raisons qu’elles doivent avoir – prières, conduite pure, foi en une métamorphose attendue et presque due – de bien accueillir l’émigrant venu de la terre.

 

« A gauche de la demeure d’Hadès, tu trouveras une source devant laquelle se dresse un cyprès blanc. De cette source ne t’approche absolument pas. Tu en trouveras une autre qui, elle, vient du lac de Mémoire. Prononce alors ces simples mots : « Je suis enfant de la Terre et du Ciel étoilé. »

 

Sur l’une des feuilles trouvées à Thourioï, la conclusion est celle de l’accès à un état glorieux, que le fidèle savait recéler en lui-même, un état de bonheur absolu :

 

« D’homme, te voilà devenu dieu. Chevreau, tu es tombé dans le lait… »

 

Mystérieuse redécouverte d’un primitif état d’accord, de plénitude, de simplicité oubliée : blancheur du lait si pur, nourriture de qui entre, par une naissance ultime, au sein de la Totalité. « Puisse Osiris t’accorder l’eau fraîche ! » spécifie une formule incluse dans le Livre des morts égyptien.

 

Tout orphique initié et pratiquant les rites qui menaient à la purification avait la certitude d’être tiré hors du cycle des renaissances. Choisir de perpétuer cet état, il n’en était plus question. Le mérite importait-il ? Sans doute n’était-il pas nécessaire d’atteindre à un état de sagesse absolue. La lucidité enfin obtenue tenait lieu de rémission et de passeport.

 

Comme le clame, dans son exultation, Empédocle d’Akragas, se voyant arrivé au terme : « Je vous dis que je suis devenu un dieu immortel, que je ne serai jamais plus un mortel ! »

 

Un des symboles orphiques est la Roue, dont le Bouddha en Inde, au temps même où se répandent en Grande Grèce les doctrines orphiques, dévoile le fonctionnement répétitif, monotone. Comment ne pas penser au mythe de Sisyphe, condamné à hisser au sommet d’une montagne un rocher qui lui échappe et que la pente fait dévaler aussitôt ? De vie en vie, les humains reproduisent leurs propres erreurs, font les mêmes choix ineptes, s’obstinent et s’arc-boutent contre l’évidence.

 

Avec la Roue – comme en contrepartie -, Orphée propose l’Echelle, par où patiemment s’élever et glisser vers l’immatériel. La doctrine de réincarnation, et la libération qui doit s’ensuivre, après la prise de conscience et les rites purificateurs, sont abondamment exposés chez les philosophes et les poètes des Ve et IVe siècles avant J.-C.

 

A la vérité, l’âme, de ses avatars successifs, finit-elle par se lasser ? Le jeu cosmique où elle se trouve incluse malgré elle – de son propre consentement aussi, ou consentement à demi puisqu’elle regimbe et se révolte – n’est pas à sa mesure. Elle, elle aspire aux délices de la paix et, pour Platon, à ces contrées superlativement bienheureuses où règnent les Idées. Si elle désire échapper aux tourments de l’Hadès, l’âme n’a d’autres alternative que l’expiation.

 

On a dit des orphiques qu’ils se sont complus, les premiers, à décrire avec un luxe de détails particulièrement cruels les châtiments qui échoient aux « damnés » (le christianisme ensuite a trouvé là de quoi susciter un effroi qu’il voulait salutaire). Sans doute est-il dit communément que la peur du gendarme est le commencement de la sagesse. La peur tout court engendre-t-elle le meilleur, puisqu’elle gêne le libre choix, qu’elle contraint et non convainc ?

  

 

 

Orphée1                                  La roue de la vie Samasara

 

 

 

Certes Orphée, auquel se référaient les adeptes de la doctrine issue de lui et appelée l’orphisme, ne s’est pas attardé dans de pareilles descriptions. Orphée a simplement donné des règles de vie. C’est elles qu’il convient d’énumérer. Ensuite les appliqueront ceux qui se disent orphiques et dont il faudra suivre la démarche marquée par un prosélytisme gagnant d’abord l’Athènes de Pisistrate, tyran éclairé, puis l’Athènes de Périklès.

 

Comment les mortels peuvent-ils être rendus responsables de fautes qui sont inhérentes à leur nature même ? C’est, répondent les orphiques, qu’ils portent le poids comme du crime de leurs dieux de leurs aïeux, étant nés des Titans qui ont dévoré l’enfant Dionysos.

 

Et comment Oreste peut-il être tenu pour responsable de son crime, lui qui a tué sa propre mère, puisque ce crime lui a été ordonné par Apollon ? se demande Eschyle. « Tu ne tueras point ! » avait ordonné la Bible. Mais ici, l’interdit s’étend à tout ce qui respire, à ce qui peut être accablé par la souffrance. Le « Tu ne tueras point » englobe les créatures peuplant la terre, mystérieusement diverses, d’une beauté souvent éblouissante, dont la proximité déconcerte et souvent effraie les humains, à savoir les bêtes sauvages. Et bien entendu les bêtes dites domestiques.

 

Dans ses Lois, Platon mentionne « ces communautés où l’on ne goûtait pas la chair des bœufs et où jamais les animaux n’étaient sur les autels sacrifiés ». Cette règle majeure contrastait fortement avec les diverses obligations sociales et morales édictées à l’âge archaïque et à l’époque classique. Il s’agissait là d’une conversion profonde, venue du cœur. D’une attitude remettant en cause la conduite à tenir dans toutes les circonstances. Orphée préconise déjà la « non-violence ».

 

Euripide, dans un fragment des Crétois, une tragédie perdue, fournit quelques détails précieux : « Portant un vêtement tout blanc, je m’écarte des naissances humaines, j’évite tout contact avec les cercueils renfermant des morts, et je me refuse à manger une nourriture qui a été vivante. »

 

Il semble que soient rassemblées là les recommandations essentielles. Ne pas manger de chair animale, c’est se défendre par là, au premier chef, d’une tentation d’anthropophagie toujours latente et qui fut dénoncée encore au siège de Potidée, après 432, Alcibiade et Socrate participant ensemble aux opérations militaires.

 

Pas de différence de nature entre tout ce qui vit. L’animal reste aussi intouchable qu’un jeune enfant dont la succulence pourrait éveiller – a déjà éveillé – des convoitises. D’autre part, le concept de la transmigration des âmes interdit de consommer ce qui fut sûrement un humain, à quelques années ou à des siècles de là. Thèse officielle justifiant la prohibition.

 

Disons encore que le prédateur, dont nous portons en nous les instincts (il suffit de considérer l’exaltation malsaine où l’exercice de la tuerie met les chasseurs, le plus souvent braves gens dans le quotidien, et devenus dangereux pour leurs semblables dont ils feraient, s’ils deviennent des gêneurs, bon marché), ce prédateur-là perdure, menaçant notre équilibre même. Manger de la chair réveille, attise chez l’homme ce qu’il n’a pas intérêt (la guerre, d’où vient-elle, sinon de là) à entretenir dans son économie physique toujours si trouble.

 

Les orphiques savourent les légumes, l’orge, le blé, les olives, le miel, les fruits, les baies, mais ils s’abstiennent de poissons et d’œufs. Du lait, de ce délectable manger que constitue pour un Grec le fromage de chèvre, il n’est nulle part question. Venu de l’animal et lié à la génération maudite, puisque sans fécondation et sans naissance, le lait n’existe pas – ce sont probablement des nourritures défendues. Quant à la laine, dont nul n’a le droit de se vêtir sans souillure, elle est aussi rejetée. Certes, elle appartient à la brebis, elle la couvre comme la chevelure (et la barbe pour les hommes) protège la tête des humains. Mais il est singulier (l’émanation même de la bête étant redoutable ?) que la brebis soit considérée comme lésée, puisque la tonte est pour elle un soulagement à l’époque de la canicule.

 

Quoi qu’il en soit, l’adepte est tenu de se vêtir uniquement de lin (ce lin venu de Colchide et d’Egypte, d’après Hérodote, et dont on fait les bandelettes enveloppant les morts). La couleur par excellence est le blanc pur. Couleur (ou plutôt absence de couleur, comme l’est la lumière) si chère aux Egyptiens. S’en vêtir demande, pour ne point se souiller, de continuelles précautions. Comment cultiver la terre, traire les chèvres, bâtir une maison et cheminer sur les routes dans cette tenue rituelle ?

 

Autre interdit rapporté par Euripide : ne s’approcher ni des femmes en couches ni des morts. Source de contamination. Mais qui alors, se demande-t-on, était autorisé à secourir parturientes et moribonds, éminemment en détresse les uns et les autres ?

 

Ici s’arrête la liste des prohibitions, si multiples et parfois si déconcertantes chez les pythagoriciens, continuateurs avérés des orphiques, et leurs contemporains. Des prières, des cérémonies d’initiation aux mystères orphiques, on ne connaît guère le contenu, sinon dans la mesure où ils s’apparentaient de fort près à ceux de Dionysos, au cours desquels était rappelée et sans doute minée « la passion » du dieu-enfant. Des tardifs Hymnes orphiques, on fera la présentation et l’analyse.

 

Revenant sur ce qui causa le plus de scandale en Grèce (et néanmoins Athènes accueillait, à cause de ses esclaves, nombre de cultes venus d’Asie Mineure, le plus souvent célébrés au Pirée), à savoir l’interdit concernant le sacrifice des bêtes, on peut en conclure que cet interdit fut cause de la mort d’Orphée.

 

De cette mort, plusieurs versions nous sont parvenues. La religion officielle, dont l’assise tenait toute aux offrandes (hécatombes de bœufs surtout, de brebis, de chèvres à Delphes particulièrement, dans les grandes circonstances, où le sang ruisselait), ne pouvait admettre telle abstinence. On festoyait ensuite longuement des chairs rôties sur place ou emportées dans les maisons. La fête remplissait son rôle double : honorer les dieux et remplir la panse des fidèles.

 

 

 

15pythagoras[1]                                      Orphée et Eurydice3

 

 

Orphée, quand Athènes n’avait encore ni métèques ni abondance d’esclaves, avait joué son rôle de réformateur, comme le fit en Perse Zarathushtra. D’où pouvait venir ce défi porté aux convoitises premières du corps ? De l’Inde où, à présent encore, depuis des millénaires, on pratique un religieux respect de toute créature vivante. De l’Inde, par l’entremise de peuples nomadisant sans cesse à travers le plateau d’Iran, par les caravanes suivant le cours de l’Euphrate qui se jette dans le golfe Persique qu’empruntent les navires indiens, ou suivant la route royale de Suse à Sardes, qui avait 2700 kilomètres de long et que parcouraient en sept jours les courriers du Grand Roi.

 

A propos de Dionysos, un rapprochement s’est déjà imposé avec le dieu Shiva, certains considérant que Dionysos a mêmes attributs et possiblement même origine indienne. Dans des contrées étrangères mais plus proches a eu lieu cette réforme voulue par Orphée, à savoir en Perse. Zarathushtra (le Zoroastre des Grecs, 660-583 avant J.-C.) dut affermir encore dans leur position intransigeante les orphiques.

 

Ce Zarathushtra, originaire du nord-est de l’Iran, naît dans une famille sacerdotale (ou princière). Prêtre et officiant, il sait par cœur les dix mille strophes que compte son « hymnaire ». Pris par cet « enthousiasmos » dont les Grecs sont coutumiers et qu’ils attribuent à Dionysos, il honore avec passion les divinités non anthropomorphes : le Ciel, le Soleil, la Lune, l’Eau, le Feu, les Vents et en premier lieu le Dieu ailé, Ahura Mazda, le Seigneur par excellence.

 

Considéré plus tard par les Grecs comme le « chef des mages », Zarathushtra en réalité s’oppose à ces derniers qu’il accuse de verser dans la sorcellerie. Il instaure un nouveau mode de célébration religieuse, les dieux étant en rivalité continuelle, deva et asura rappelant les combats entre dieux grecs et Titans, entre le Bien et le Mal. Sont par Zarathushtra exclus – grâce à l’appui d’un souverain nommé Vishtâspa que le réformateur convertit et qui le protège des persécutions nombreuses – tous les sacrifices sanglants traditionnellement en usage. Boucs, brebis, taureaux, chevaux et même jadis des victimes humaines, étaient immolés pour honorer les Invisibles.

 

 

 

BoschEnfer

 

 

En place des scènes de boucherie rituelles, Zarathushtra prône les libations de lait, de beurre, l’offrande de grains jetés dans le feu qui est le purificateur par excellence. Enfin, il consomme le Haoma, tiré d’une plante dont le jus fermente, comme le font les dieux et qui est boisson d’immortalité.

 

Avec le souverain Vishtâspa, le prophète partage les drâonô, hosties rondes faites de pain azyme, et le vin consacré (un rapprochement s’impose, qui nous surprend, avec le rituel chrétien).

 

C’est à pareil commandements, inopportuns, qu’Orphée dut d’être mis en pièces par les Ménades. Parmi les versions de sa mort, beaucoup opinent en faveur d’une vengeance des femmes thraces qui accusaient Orphée de détourner d’elles leurs maris accourus pour recevoir l’enseignement et se laisser aller au bonheur d’une musique qui les rendait plus pacifiques donc plus heureux.

 

A propos d’Apollon, contrairement à Dionysos, et à beaucoup d’autres dieux, n’a jamais été célébré par des mystères. Pour Apollon, pour Phoïbos le Lumineux, nulle initiation n’est convenable. Il profère, par la bouche de ses élus, ce qui doit éclairer les hommes et les guérir.

 

En l’occurrence, qui fut victime d’une antinomie nécessaire entre le ténébreux Dionysos et l’Apollon solaire ? Qui s’aliéna Dionysos en proscrivant tout sacrifice animal, et à plus forte raison ces sauvages déchirements de bêtes vives que les Ménades, en état de possession, consommaient avec une avidité pour nous intolérable ?

 

L’instigateur du meurtre fut évidemment Dionysos. Orphée outrepassait ses droits. Les humains n’ont jamais à faire la leçon aux dieux. Dernières considérations que suggère la pauvreté des détails concernant le mode de vie orphique, par rapport à ce que surent développer, avec une profusion d’activités dans tous les domaines, les pythagoriciens, héritiers directs d’Orphée.

  

 

 

Master Universe by ANTIFAN REAL 

 

 

Pythagore a fondé sur la musique tout un système de découvertes progressives, concernant le monde, son approche étant à la fois scientifique et mystique. Il est étrange que nul n’incite les adeptes de l’orphisme à pratiquer l’art par excellence, l’art qui aide à une désincarnation, c’est-à-dire la musique. Le chant non plus n’est pas mentionné, le chant et son emprise, le chant incantatoire, que l’on retrouve dans certaines liturgies, la liturgie orthodoxe par exemple où chant et psalmodie tiennent une place prépondérante, et la liturgie de rite grec catholique, comme elle est encore d’usage à Saint-Julien-le-Pauvre, à Paris, dans la tradition de saint Jean Chrysostome (Bouche d’or, né vers 345 après J.-C.).

 

Pourtant on cite des noms, ceux de Grecs d’Occident tels que Zopyros d’Hérakléia, Orphée de Crotone, Orphée de Camarina, sans doute rhapsodes et célébrant les dieux et les mythes de la théogonie orphique.

 

Si l’on examine le vigoureux essor donné par Pythagore à ce centre d’expérimentations multiples qu’était son hétairie, l’adepte de l’orphisme apparaît comme défavorisé. En premier lieu, il n’est pas question d’un mouvement structuré, reposant sur une communauté régie par une discipline et des préceptes clairs. Chaque fidèle d’Orphée assumait seul, semble-t-il, la responsabilité de sa démarche et de sa vie intérieure. A coup sûr, la célébration des mystères était l’occasion de rencontres attisant la ferveur. Mais de la possibilité de discussions quotidiennes fructueuses, des retraites nécessaires au mûrissement lent de l’être, il n’est nulle part fait mention. Alors qu’ils sont la base même du mouvement créé par Pythagore.

 

C’est sur la musique que tout a reposé des découvertes faites, de manière tout empirique et avec une magnifique hardiesse dans les intuitions, par le maître de Crotone. Cela à l’aube d’une quête scientifique que déjà les « physiologues ioniens » avaient entreprise ou menaient à bien. La vie des membres permanents de l’hétairie (environ trois cents) était chaleureuse, les relations très fraternelles. Ceux qui venaient là du dehors pour s’instruire, dans quelque matière par eux choisie (géométrie, mathématiques, astronomie, médecine, physiologie, musicologie), s’en retournaient chaque soir. Des prières, des célébrations collectives, permettaient d’honorer Apollon, le dispensateur de la lumière et donc de toute vie.

 

 

 

Mist angel1               offering1

 

 

 

Fascinant personnage du maître, dont on ne se détache qu’à regret, et dont l’apport reste lié au Nombre, à l’Harmonie universelle et à l’Unité des structures se répétant à travers leurs manifestations multiples. L’examen des rapports musicaux entre la quarte, la quinte et l’octave permet à Pythagore d’établir la base des mathématiques. Mais avant toute chose, il soutient que la musique a le pouvoir de guérir les maux de l’âme. C’est donc bien à Orphée qu’il se réfère.

 

Comme tout mouvement novateur, réformateur, l’orphisme provoque réticences et scandale. Solon avait proclamé, au VIe siècle, la liberté d’association, donc de religion, à condition que ne fussent pas violées les lois de l’Etat. Or les fidèles d’Orphée les violent, comme les pythagoriciens, en stigmatisant les sacrifices sanglants. Parce que les exploits des héros guerriers, tant prisés par les générations successives, modèles pour la jeunesse grecque, ne leur inspirent que de la réprobation, on les tient pour des orgueilleux, capables d’ébranler les assises de la religion officielle. Le fait de ne pas participer aux rites en fait de dangereux hors-la-loi.

 

Pythagore payera cela d’un exil volontaire le sauvant d’une mort violente, puisqu’on incendia sa maison. Mais ses disciples vont essaimer à travers le monde grec et barbare, du VIe siècle au IVe siècle, et ceux qu’on appelle néo-pythagoriciens transmettront la parole du maître, reprise par les néo-platoniciens jusqu’au VIe siècle de notre ère, comme le fit Damaskios.

 

Quant aux orphiques, ils sont redevables au tyran Pisistrate et à celui qu’il chargea de rassembler les textes sacrés – cet Onomakritos convaincu ensuite d’être un faussaire – d’avoir pris une place active et quasiment officielle dans une société où la plupart les considéraient comme des puritains ou des attardés.

 

C’est au VIe siècle que le tyran Pisistrate, qui, après différentes péripéties tumultueuses, avait conquis le pouvoir une première fois en 560, devint tyran d’Athènes. Entre 561 et 528, il en fut chassé à deux reprises, gouverna dix-neuf ans et passa quatorze ans en exil. Il s’enrichit, à cette occasion, en Thrace où il exploite des mines d’or et recrute des mercenaires.

 

 

 

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Le personnage a une réputation qu’il ne mérite pas. Sans doute n’hésite-t-il pas à s’emparer de vive force de l’Acropole, avec sa garde de cinquante hommes armés de gourdins. Cette garde ayant été d’ailleurs obtenue grâce à une supercherie. A pareille usurpation, Solon s’oppose en vain (Solon meurt en 560). Mais Solon n’avait pu mettre véritablement en œuvre les célèbres réformes qu’il avait édictées. C’est Pisistrate, ayant tous les moyens de coercition que lui donne le pouvoir, qui va continuer l’œuvre en cours.

 

Le caractère du régime de Pisistrate demeure très modéré. Rien des exactions et de l’arbitraire qui s’attache pour nous à l’idée de tyrannie. Pisistrate vit modestement, mais il s’entoure de gardes et particulièrement d’archers de Thrace. Par précaution, il enlève quelques enfants aux familles de l’aristocratie, toujours suspectes, puisqu’il est lui, par principe, du côté des paysans. Il en fait des otages confiés à Lygdamis, tyran de Naxos.

 

Sous son gouvernement, l’Attique devient un pays de moyennes et petite propriété. Les oisifs rassemblés sur l’agora sont impérativement incités au retour à la terre. Il institue des juges itinérants, pour éviter aux paysans cette perte de temps que constitue un voyage à la ville (Périklès reprendra la même politique dans les dèmes, avec des tribunaux locaux).

 

Ce qui caractérise l’avènement de Pisistrate est la multiplicité de travaux judicieux : adduction d’eau, système d’égouts, entre autres. Par ailleurs les Pisistratides – à savoir Pisistrate et ses fils – manifestent un goût inattendu pour les arts et les lettres. Des architectes, des sculpteurs, des peintres, des musiciens sont conviés, par le pouvoir, à exercer leurs talents dans la cité. Ils viennent surtout d’Ionie, c’est-à-dire de la façade grecque située en Asie Mineure. Les monuments se multiplient à Athènes. L’Hécatompédon, ce temple à Athéna long de cent pieds, est remanié, et une frise y représente déjà la Procession des Panathénées. Dans la ville basse sont érigés des temples à Zeus, à Apollon, à Dionysos.

 

Naturellement les fêtes si chères aux Athéniens, parce qu’elles renouvellent l’alliance avec les dieux, prennent un éclat encore accru. Telles les Panathénées (instituées en 566) et les Dionysies qui, de champêtres originellement, se font urbaines, et deviennent les Grandes Dionysies. Les premières tragédies, encore sommaires, comme celles de Thespis d’Icaria, vainqueur au concours de 534, montrent des choreutes vêtus de peaux de boucs.

  

 

 

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Une extraordinaire fermentation des croyances remet en honneur des cultes anciens, des divinités rustiques que vénèrent les laboureurs, les vignerons. L’attachement se fait plus grand aux déesses d’Eleusis : Déméter et Koré, dès le VIIe siècle, qui est celui des colonisations intensives, rassemblent la foule des mystes. De telle sorte que Pisitrate doit faire agrandir au double la salle d’initiation, le télestèrion d’Eleusis.

 

C’est alors, c’est dans ces circonstances assez exceptionnelles, que l’orphisme, qui s’était déjà largement répandu en Grande Grèce, gagne l’Attique. Répandu là-bas parce que les Ioniens, fuyant l’invasion perse, avaient émigré vers le sud de l’Italie et la Sicile, emportant avec eux un foisonnement de croyances orientalisantes.

 

Pisistrate, bien que son goût et sa politique adroite le portent vers les cultes populaires, accueille volontiers tout chresmologue capable d’interpréter des oracles. Son fils Hipparque, qui lui succédera (et fut assassiné en 514, partageant le pouvoir avec son frère Hippias, lequel se réfugia en Perse en 510), s’était fort lié avec un certain Onomakritos, originaire d’Athènes, lequel avait rassemblé les prophéties de Musée, personnage « légendaire » dont le nom est souvent associé à celui d’Orphée.

  

 

 

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Certains des Pisistratides se trouvaient à Suse et tenaient à Xerxès les mêmes discours que les Aleuades, avec plus d’ardeur encore ; ils avaient avec eux un Athénien, Onomacrite, un chresmologue, qui avait recueilli les oracles de Musée. Ils s’étaient réconciliés avec cet Onomacrite qu’Hipparque, fils de Pisistrate, avait autrefois chassé d’Athènes parce que Lasos d’Hermionè l’avait surpris en train d’introduire un faux dans les oracles de Musée, une prophétie selon laquelle les îles proches de Lemnos allaient être englouties par la mer ; Hipparque l’avait alors chassé d’Athènes, en dépit de la grande amitié qui les unissait jusque-là. A cette époque, Onomacrite les avait accompagnés à Suse et, à chaque audience du roi, les Pisistratides le vantaient en termes emphatiques, et il récitait quelques oracles ; mais il passait sous silence tous ceux qui annonçaient un malheur aux Barbares, et il proclamait que l’Hellespont devait être enchaîné un jour par un Perse et annonçait toute l’expédition (Hérodote, Enquête, VII, 6). Il s’agit là de la seconde guerre médique.

 

Curieux personnage que cet Onomakritos. Il est chargé par Pisistrate, avec trois autres rédacteurs, de transcrire les poèmes d’Homère. Il semble bien que, dans ce travail, il se livre à des interpolations, qui expliquent certains disparates.

 

Il apparaît, sans contredit, qu’Onomakritos fut un des promoteurs du mouvement orphique. Sa manière d’opérer avec les textes anciens n’exclut pas que certains poèmes fussent, bien avant le VIe siècle, attribués à Orphée. Qu’en est-il au juste de ces Hymnes, dont la profusion d’épithètes et le flamboiement lyrique sont de la même veine que celle de Pindare ? Où Pindare, mieux informé que nous, puisa-t-il la très haute couleur de ses audacieuses célébrations ?

 

A la vérité, au VIe siècle, un esprit nouveau fut introduit dans la religion grecque par des hommes qui avaient choisi Orphée comme prophète. De ces hommes, aucun nom ne nous est parvenu. Mais les textes retouchés à coup sûr par Onomacrite leur servaient à donner son impulsion au culte instauré sous l’égide de Dionysos et sous celle d’Apollon.

  

 

 

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« Orphée a montré le flambeau des mystères indicibles ». Euripide, Rhésos, 943-944.

 

« Orphée nous montre les télété et nous apprit à nous abstenir du meurtre ». Aristophane, Grenouilles, 1032.

 

« Orphée a trouvé les mystères de Dionysos ». Apollodore, 1-2-3.

 

« Aussi les télété apportées par Dionysos ont-elles été appelées télété orphiques ». Diodore, II, 65-66.

 

« Orphée en vint à un haut degré de puissance, car il avait la réputation d’avoir trouvé les télété, les purifications des crimes commis, les guérisons des maladies et la conjuration du mécontentement des dieux ». Pausanias, IX, 30

 

Obscurité troublante de ces origines qui mettent le mouvement dans un porte-à-faux. Les seules références étant quelques interdits et deux dogmes majeur : celui de la réincarnation et celui de l’immortalité de l’âme.

 

Certains auteurs sont enclins à considérer le mouvement orphique comme une sorte d’Eglise ou une secte comparable à celle des pythagoriciens. Il est pourtant peu probable que l’orphisme se soit constitué en Eglise ou en une organisation secrète semblable aux religions à mystères. Ce qui le caractérise – mouvement à la fois populaire et séduisant les élites, comportant des initiations et disposant de livres – le rapproche plutôt du tantrisme indien et du néotaoïsme.

 

Quoi qu’il en soit, l’influence d’Orphée fut unique et ne cessa de ressurgir à travers la pensée grecque, durant l’époque hellénistique, et même au-delà des premiers siècles de notre ère, à travers les néopythagoriciens et les néoplatoniciens.

 

Comment fonder une opinion sur les écrits qui nous restent, quand on les sait fruit de manipulations certes ferventes, mais manipulations tout de même ? S’y mêlent des éléments extrêmement archaïques et des sédiments peu à peu ajoutés.

 

Sont-ils aussi tardifs qu’on le dit ? Certains d’entre eux semblent en effet porter trace d’influences romaines ou même de croyances chrétiennes, mais il est non moins évident qu’ils comportent parfois des mots, des expressions, voire un style archaïques. On trouve fréquemment dans ces hymnes des épithètes propres à Homère ou à Hésiode.

 

A travers les œuvres nombreuses où les poètes de la Grèce et les philosophes ont fait allusion soit aux croyances que professaient les orphiques, soit à Orphée lui-même, il sera possible de prendre la mesure de l’émotion durable, des harmoniques, que suscitèrent les enseignements, à la fois simples et subtils, de celui qui se portait garant, chez toute créature, de la présence d’un même souffle divin. S’imposent, dans tout leur éclat, quelques témoignages comme ceux de Pythagore, d’Anaximandre, de Parménide, d’Empédocle, d’Anaxagore, de Pindare, d’Eschyle, de Platon, et même du conseiller secret de Périklès, le musicien Damon d’Oa. A nous de mesurer la profondeur, plus ou moins grande, de leur engagement.

 

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