Les Univers cachés
Cordes et branes, une nouvelle description du monde
La théorie des cordes va-t-elle bientôt s’imposer comme la description de l’Univers la plus satisfaisante ? A l’heure du lancement du LHC, le plus puissante des accélérateurs de particules au monde, situé au Cern à Genève, la compréhension de l’Univers passe par un rapprochement entre physiciens et cosmologistes. Dans ce contexte, la théorie des cordes, qui tente d’unifier les différentes forces de la nature, va inévitablement se retrouver au centre des investigations.
Des cordes pour unir les forces de la nature
Une révolution scientifique est en marche. Depuis des décennies, les physiciens se creusent la tête pour unir avec élégance la relativité générale et la mécanique quantique, jusqu’alors inconciliables. Aujourd’hui, grâce à la théorie des cordes, ils ont peut-être atteint leur but. Qu’est-ce au juste cette étrange théorie ?
Unifier les forces de la nature. Les résumer à quelques élégantes équations. Depuis que Newton a établi la première théorie de la gravitation, c’est devenu l’idée fixe de tout physicien qui se respecte. Voilà pourquoi, depuis près de quarante ans, une partie de la communauté scientifique planche sur ce qu’il est désormais coutume d’appeler la « théorie du tout », plus connue sous le nom de « théorie des cordes ». « A l’heure actuelle, c’est la seule théorie capable d’unifier deux approches demeurées longtemps inconciliables » affirme Brian Greene, de l’université de Columbia (Etats-Unis). « D’une part, la relativité générale, qui décrit le fonctionnement de la gravité ; d’autre part, la mécanique quantique, qui permet de comprendre comment marchent les trois autres forces connues : la force électromagnétique, et les forces nucléaires forte et faible ». En quoi consiste la théorie prodige ? Accrochez-vous au bastingage : elle stipule que les briques élémentaires de l’Univers, les particules de matière ou de force sont non pas des points mais des cordes vibrantes. Et c’est la façon qu’à chacune de ces cordes de vibrer qui détermine leur identité : quark, électron, graviton, photon, etc. Ce n’est pas tout. Pour que les équations qui décrivent cette théorie unificatrice soient cohérentes, les physiciens y ont ajouté plusieurs ingrédients inattendus, tels des dimensions supplémentaires et des univers parallèles… Notre Univers serait donc encore plus bizarre que la science-fiction n’a jamais osé l’imaginer. Comment pareil scénario a-t-il pu germer dans la tête des théoriciens ?
Pour le comprendre, revenons en 1916, Albert Einstein publie sa théorie de la relativité générale, qui stipule notamment ceci : toute masse déforme l’espace-temps (imaginez l’effet que produirait une boule de pétanque sur un drap tendu à l’horizontal représentant un espace à deux dimensions) et tout objet s’approchant de cette masse suit les déformations qu’elle produit, se retrouvant ainsi « piégé » dans son giron (placée près du « puits » formé par la boule de pétanque, une bille sera irrémédiablement attirée vers elle). Bref, Einstein comprend enfin quelle est la vraie nature de la gravité, mise en évidence, quelque 250 ans plus tôt par Newton.
Puis, dans les années 1920, un groupe de physiciens, mené par le Danois Niels Bohr, pénètre dans l’intimité de l’atome et découvre que celui-ci est constitué d’un noyau, composé de protons et de neutrons, autour duquel tournent des électrons. Comment tout ce petit monde reste-t-il groupé ? Mystère… Ni la gravité, ni l’électromagnétisme (la seule autre force connue à l’époque) ne parviennent à l’expliquer.
Pour décrire l’Univers à l’échelle subatomique, Bohr et sa bande vont concevoir une nouvelle théorie : la mécanique quantique. De cette physique de haute voltige, retenez simplement ceci : au cœur de l’atome, tout n’est qu’incertitude. Impossible de prévoir à l’avance comment une particule va se comporter, nous ne pouvons calculer que des probabilités. Grâce aux équations de la mécanique quantique, les chercheurs découvrent deux nouvelles forces. L’une, la force nucléaire forte, telle une superglu, assure la cohésion du noyau en collant les protons aux neutrons. L’autre, la force nucléaire faible, est responsable de la transformation des neutrons en protons (et réciproquement), libérant au passage un rayonnement radioactif. Et surprise, les équations de la mécanique quantique décrivent non seulement ces deux forces nucléaires, mais aussi la force électromagnétique, qui lie entre eux les atomes. En revanche, toute tentative de décrire la gravité au niveau quantique se solde par un échec. « A l’époque, il y a donc d’un côté la mécanique quantique, qui décrit à la perfection le monde à l’échelle microscopique et, de l’autre, la relativité générale, qui décrit tout aussi parfaitement le monde mais à l’échelle du Système solaire et des galaxies », explique Brian Greene. Or, pour un physicien, c’est inadmissible : atomes et galaxies font partie du même Univers, il ne peut pas y avoir deux physiques distinctes. Un peu partout dans le monde, plusieurs puristes se mettent donc en quête de la théorie, celle qui unira, une bonne fois pour toutes les quatre forces de la nature.
En 1968, un jeune physicien italien, Grabriele Veneziano, aujourd’hui chercheur au Cern », élabore, pour décrire les collisions de particules subatomiques, une étonnante équation qui retient l’attention de beaucoup de ses confrères. En auscultant de près ladite équation, ceux-ci réalisent que les particules élémentaires qu’elle décrit ressemblent non pas à des points mais à des cordes, qui ont la faculté de vibrer. Par accident, la théorie des cordes est née… Mais elle ne passionne guère les physiciens. D’abord, elle n’est pas encore unificatrice. Ensuite, elle ne va pas sans un certain nombre de problèmes : en plus d’engendrer de grossières anomalies physiques, elle implique l’existence de dix dimensions (ce qui, à l’époque, fait plutôt sourire dans les labos) et de nouvelles particules sans masse (encore jamais observées).
Certains physiciens ne lâchent pas l’affaire pour autant. Ainsi, deux d’entre eux, Joel Scherk et John Schwarz, proposent en substance : et si l’équation écrite par Veneziano décrivait la gravité au niveau quantique ? Et si les particules sans masse étaient en faite les gravitons, véhicules de la gravité à l’échelle de l’atome ? L’audacieuse hypothèse nécessite, vu la masse nulle de la particule, de revoir très à la baisse la taille des cordes (si l’atome représente le Système solaire tout entier, alors une corde ne représente qu’un arbre à la surface de la Terre), mais elle tient debout ! Nous sommes en 1974, la théorie des cordes reprend soudain du poil de la bête. Partout dans le monde, les physiciens intrigués tendent l’oreille. Reste encore à se débarrasser de quelques anomalies. Qu’à cela ne tienne : dix ans de dur labeur, et celles-ci seront définitivement effacées du tableau noir.
1984 : pour les cordes, l’heure de gloire a sonné. La « théorie du tout » capable d’intégrer la gravité à l’échelle de l’atome fait parler d’elle dans les journaux, les colloques, les dîners. Plus que par son pouvoir unificateur, le public est fasciné par l’Univers à dix dimensions qu’elle implique : les quatre que nous connaissons (trois spatiales et une temporelle) auxquelles s’ajoutent six spatiales ! Pourquoi ne voit-on pas ces dimensions supplémentaires ? Parce qu’elles sont si microscopiques que nous ne pouvons pas les distinguer…
Ultra populaire, la théorie des cordes va néanmoins perdre un peu de sa crédibilité au fil des années. Les scientifiques réalisent en effet qu’ils ont élaboré cinq versions différentes de la théorie, impliquant chacune un Univers différent. Plutôt embarrassant pour une théorie unificatrice… L’homme qui va sauver les cordes du discrédit s’appelle Edward Witten de l’université de Princeton. En 1995, il montre que les cinq versions en question constituent cinq points de vue différents d’une seule et même théorie, qu’il nomme théorie M. Celle-ci, qui lui a demandé un remaniement des équations, entraîne un Univers non plus à dix, mais à onze dimensions. D’après la théorie M, cette onzième dimension, gigantesque, serait située non pas dans notre Univers, mais à l’extérieur ! Notre Univers serait donc plongé dans un ensemble beaucoup plus vaste, à onze dimensions. Qui plus est, il y côtoierait d’autres univers parallèles appelés membranes (ou branes), comptant chacun entre zéro et dix dimensions. Stupéfaction générale sur la planète : nous serions donc « piégés » dans une tranche d’univers (comportant quatre dimensions visibles, ainsi que peut-être d’autres microscopiques), totalement hermétique aux autres tranches ? « Pas totalement, nuance Gabriele Veneziano. Nous pensons que, contrairement à toutes les autres particules élémentaires, qui sont des cordes ouvertes dont les extrémités ‘s’accrochent’ à notre brane, les gravitons sont des cordes fermées sur elles-mêmes, donc plus libres de « fuir » dans d’autres univers. Grâce au Large Hadron Collider (LHC), le plus puissante des accélérateurs de particules nous parviendrons peut-être, en faisant en faisant un bilan énergétique après collisions de particules, à voir s’il manque de l’énergie. Nous aurons alors la preuve que les gravitons se sont échappés ‘ailleurs’, dans d’autres dimensions. »
Avec le LHC, les physiciens espèrent également prouver l’existence de la supersymétrie. Entre autres bizarreries, la théorie des cordes prévoit en effet qu’il existe, pour chaque particule, une particule partenaire, de même charge mais dont la masse et le spin (quantité analogue à une rotation) sont différentes. Au quark correspondrait ainsi le squark, au photon, le photino, etc. « Aucune de ces signatures ne prouvera la validité de la théorie une bonne fois pour toutes, prévient Brian Greene. Mais nous saurons alors que nous sommes sur la bonne voie ». Et que les auteurs de science-fiction devront cogiter dur pour inventer des mondes plus étranges encore que la réalité.
Notre Univers serait une brane parmi d’autres
Comment achever la théorie des cordes ? Malgré trois décennies d’efforts, les physiciens ne sont pas parvenus à terminer le chantier. Pour Pierre Binétruy, les cosmologistes pourraient rapidement voler à leur secours. Car dans les réponses aux questions sur l’évolution de l’Univers, comme l’inflation ou l’énergie sombre, se trouvent sans doute des éléments de nature à étayer – ou infirmer – la théorie.
Le théoricien Pierre Binétruy travaille depuis plusieurs années sur la théorie des cordes et ses applications à la physique de l’Univers primordial. Depuis janvier 2005, il dirige le tout nouveau laboratoire Astroparticule et Cosmologie (APC). « La théorie des cordes reste la meilleure piste pour parvenir à une unification des quatre interactions fondamentales de la nature », estime-t-il. Mais que la route est longue pour y parvenir ! Plus de trente ans après ses premiers balbutiements, quel est l’état d’avancement de la théorie ? Pierre Binétruy fait le point pour Ciel & Espace. Sans rien minimiser des problèmes qui restent à résoudre.
Ciel & Espace : Il y a quelques années, vous espériez déceler dans le rayonnement cosmologique l’empreinte des onze dimensions de l’Univers prédites par la théorie des cordes. Depuis, le satellite WMAP a produit ses cartes du fond diffus. Avez-vous découvert quelque chose ?
Pierre Binétruy : Hélas non. Nous espérions que les fluctuations de température du fond diffus dévieraient suffisamment des prédictions du modèle cosmologique actuel pour mettre en évidence une « nouvelle physique », celle des cordes. Or ce n’est pas le cas : si ces déviations existent, elles sont trop faibles pour être observées avec les moyens actuels. On ne peut pas tester la théorie des cordes avec les données de WMAP.
C&E : Pourtant, dans votre laboratoire, c’est bien la cosmologie que vous placez au cœur de vos travaux sur les cordes. Pourquoi cette approche serait-elle plus féconde qu’une autre ?
P.B. : Il y a plusieurs façons de faire progresser la théorie. On peut se laisser guider par la seule cohérence mathématique, sans trop se préoccuper du monde physique. Cette démarche a été fructueuse puisque c’est ainsi que l’on a découvert les branes – ces objets mathématiques que l’on interprète comme étant des sous-espaces (membranes) plongés dans l’Univers à onze dimensions qui est celui des cordes. Aujourd’hui, les branes sont au cœur de la théorie. Elles portent en germe une nouvelle vision de l’Univers, selon laquelle serait une brane parmi d’autres. L’autre façon d’avancer consiste à se dire : « Essayons au moins de reproduire ce que l’on connaît déjà ». Cela a très bien marché au milieu des années 1980, lorsqu’on a quasiment réussi à reproduire le modèle standard de la physique des particules. Je dis bien « quasiment » car, dans le détail, nous n’y sommes toujours pas parvenus… D’où une troisième voie qui consiste à s’appuyer sur la cosmologie. Après tout, la théorie doit décrire l’Univers et la façon dont il a évolué. Elle doit en particulier expliquer la nature de la constante cosmologique, cette « énergie noire » qui accélère l’expansion de cosmos, et qui reste une énigme. Je suis persuadé que c’est en cherchant à résoudre ce genre de problème que nous achèverons la théorie des cordes. D’ailleurs, de plus en plus de théoriciens sont de cet avis. Pendant longtemps, le mode de raisonnement des cordistes a été de se dire : « Bâtissons la théorie, et nous verrons ce qu’elle prédit sur l’Univers ». Mais sans doute lassés par le fait que cette méthode n’a toujours pas abouti, ils attaquent désormais le problème dans l’autre sens : « Essayons de résoudre les énigmes de la cosmologie, c’est peut-être ainsi que nous achèverons la théorie des cordes. »
C&E : Que répondez-vous aux détracteurs de la théorie des cordes, ceux qui estiment qu’après plus de trente ans de développement, elle n’a toujours pas produit de résultat tangible ?
P.B. : Rappelons d’abord l’objectif que nous nous sommes fixé : il s’agit de mettre sur pied une théorie qui reproduise tous les succès de la physique quantique et qui soit en plus une théorie de la gravitation. C’est extrêmement ambitieux ! Pour le moment, cette théorie n’existe pas. Mais il est clair que celle qui s’en approche le plus est la théorie des cordes. Elle est toujours en construction – il faut insister là-dessus – mais elle a déjà de beaux succès à son actif. Elle est capable, par exemple, de reproduire dans une certaine mesure le modèle standard des particules. Ce n’est pas le cas de la gravité quantique, une autre façon de marier la physique quantique et la gravitation : elle ne dit rien sur la physique des particules.
C&E : En intégrant la gravitation au monde quantique, la théorie des cordes doit unifier les quatre grandes forces de la nature. Son achèvement signera-t-il donc la fin de la physique ?
P.B. : Non, je ne crois absolument pas au refrain de la « théorie du tout », la théorie ultime. La fin de la physique a déjà été prophétisée par le passé, pourtant elle s’est toujours renouvelée ! Bien sûr, il y a parfois des périodes d’essoufflement dans son développement, des phases où l’on a l’impression de perdre son temps à mesurer la énième décimale de telle ou telle constante. Mais à un moment ou à un autre, il surgit toujours de l’inattendu. Voyez, par exemple, comme la cosmologie a évolué ces dernières années ! Nous sommes loin, très loin de tout connaître de notre monde.
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