Les Univers virtuels
Notre Univers n'est-il qu'un Univers-bulle parmi une infinité d'autres ?
Ils sont parallèles, à bulles, cycliques, fermés, ouverts… Eux, ce sont autant de modèles d’univers jaillis de l’esprit des cosmologistes. Mais ces modèles sont-ils seulement vérifiables ? De fait, où s’arrête le possible où commence l’imaginaire ? Au fur et à mesure qu’elle se rapproche d’un éventuel début, la cosmologie ne perd-elle pas son statut de science ?
Le décor : le cadre simplifié de la physique « habituelle », où l’espace possède trois dimensions – hauteur, longueur, largeur – et un temps qui ne lui est relié en aucune façon. Une trame que l’on peut encore dénuder en supposant, pour mieux la visualiser, que l’espace en question ne possède que deux dimensions. Là, évoluent des personnages familiers – nous-mêmes – doués de raison et, comme il se doit à présent, bidimensionnels. Au bout de quelques millénaires, ces êtres pensants se rendent compte qu’ils vivent dans un espace à deux dimensions où le fameux théorème de Pythagore est vérifié – leurs règles en témoignent – et qui s’étend à l’infini : ils viennent pratiquement de définir ce que l’on appelle le plan euclidien. Leur démarche, naturelle, a été d’étendre partout les propriétés dont ils constatent la validité à leur échelle ; de supposer que ces propriétés locales de l’espace sont vraies globalement.
Et si le plan euclidien dans lequel nous, êtres bidimensionnels, croyons vivre était en réalité la surface d’un cylindre de très grand rayon, si grand qu’à notre modeste échelle nous ne puissions faire la différence entre les deux types d’espace, que se passerait-il ? En fait, rien de particulier, car les propriétés locales du cylindre sont exactement les mêmes que celles du plan usuel : elles ne varient pas d’un point à l’autre (homogénéité), restent valables dans toutes les directions (isotropie), et le théorème de Pythagore y est tout aussi vérifié. Pour savoir si notre univers bidimensionnel est ou non cylindrique, il nous faut faire appel à des propriétés globales de l’espace, par exemple exploiter le fait qu’en nous dirigeant droit devant nous avec une fusée idoine, nous devrions revenir à notre point de départ… après quelques milliards d’années. Plus simplement, peut-être pourrions-nous observer une galaxie lointaine selon deux directions opposées. En effet, la lumière en provenance de celle-ci devrait nous parvenir soit directement soit après avoir effectué un certain nombre de tours de notre univers-cylindre. Dans ces conditions, une même galaxie devrait nous apparaître un plus ou moins grand nombre de fois, sous forme d’images occupant des positions différentes dans le ciel.
En fait, il existe même une infinité de structures globales (on dit encore de topologies) possibles – notamment des tores, des « bretzels » comportant un nombre quelconque de « trous », etc. – pour un espace à deux dimensions homogène, isotrope et dans lequel le théorème de Pythagore est vérifié. Il en va ainsi pour un espace à trois dimensions, voire pour l’espace-temps de la relativité générale : dans toutes ces configurations complexes, où les propriétés locales usuelles continuent d’être valables, un nombre relativement restreint de galaxies pourrait ainsi donner lieu à un très grand nombre de « répliques », peuplant le ciel de galaxies fantomatiques ! Et cela sans que nous puissions dire si oui ou non nous observons effectivement autre chose que le reflet d’une véritable réalité virtuelle. C’est là, au fond, le lot de toutes les cosmologies scientifiques, qu’elles soient fondées sur la relativité générale, la mécanique newtonienne ou sur toute autre théorie à venir : chacun paraît condamnée à concerner des univers purement virtuels. Or ce qui semble déjà évident dans le cas de « simples » questions de topologie prend toute sa mesure lorsque l’on remonte le temps jusqu’à cet éventuel début qu’est le « grand boum » et jaillissent des hypothèses par définition même de plus en plus invérifiables.
La cosmologie n’en possède pas moins des aspects proprement scientifiques. Fondée avant tout sur l’astronomie – avec laquelle elle a pu s’identifier un temps lorsque l’Univers nous paraissait réduit au Système solaire -, elle est certes issue de mythes, mais de mythes dont elle s’est peu à peu dégagée à la lumière de l’évolution des idées et des observations. Il faudra cependant presque un siècle de débats passionnés, d’observations, d’observations et d’hypothèses théoriques avant que la cosmologie moderne acquière son statut scientifique grâce à la relativité générale.
Au travers de la célèbre controverse de 1917 entre Einstein et De Sitter – un Univers statique dont toutes les propriétés sont semblables en tout point et dans toutes les directions pour Einstein, un Univers aux propriétés similaires mais en évolution pour De Sitter -, grâce à l’apport fondamental du météorologiste soviétique Alexander Friedman et grâce enfin aux observations de Slipher (1911) puis de Hubble (1929), l’expansion de l’Univers devint le premier fait cosmologique moderne. Il fallut attendre 1965 pour que le second élément observationnel important survienne avec la découverte du rayonnement thermique du fond du ciel à 2,7 K, entraînant alors le développement de la cosmologie physique, c’est-à-dire l’étude des processus physiques qui auraient régné dans le passé. Ces deux éléments – l’expansion de l’Univers et le rayonnement thermique du fond du ciel – constituent le fondement de la cosmologie moderne, dont tout modèle doit impérativement tenir compte. Ils n’en sont pas moins de nature très différente, ce qui explique qu’ils n’aient pas eu les mêmes conséquences. L’expansion de l’Univers était liée à la géométrie de l’espace-temps ; aussi la cosmologie constituait-elle, pour Einstein et de nombreux relativistes, beaucoup plus « un espace de liberté pour penser la relativité » qu’un champ d’application effectif. De son côté, la découverte du rayonnement thermique cosmologique permettait d’expliquer l’abondance des éléments légers observés dans l’Univers (héliums 3 et 4, deutérium, lithium 7) grâce à l’existence d’une phase chaude – le fameux « atome primitif » de l’abbé Lemaître – par laquelle serait passé l’Univers. En effet, lorsque l’on remonte, par la pensée, l’Univers se contracte – c’est l’inverse de l’expansion – et devient donc plus chaud, ce que l’on extrapole légitimement jusqu’à la température où les réactions thermonucléaires entre protons, neutrons, neutrinos et électrons permettent aux éléments légers de se former. De cette étude des phénomènes susceptibles de se produire dans l’Univers – compte tenu de la physique que l’on connaît à telles ou telles température et densité -, on espère tirer des phénomènes observables ou, à tout le moins, des explications possibles concernant la formation des galaxies (amas, superamas, filaments,, etc.) observés.
La nature même de la cosmologie est pour beaucoup dans ce constat. Celle-ci est généralement considérée comme la « science de l’Univers » et, en tant que science, s’applique en principe au réel qu’elle doit décrire et à propos duquel elle est censée effectuer des prévisions. Mais en fait, elle jouit à bien des égards d’une situation très particulière dans la science contemporaine, s’apparentant entre autres à l’Histoire avec laquelle elle partage un fort contenu idéologique ainsi que la nécessité de reconstituer un passé. En outre, sa définition même en appelle à deux termes, « science » et « Univers », qui semblent assez antinomiques. En effet, tandis que la science s’applique à un réel limité dans le temps et l’espace, à ce qui est local, l’Univers constitue le Tout, un tout dont nous faisons d’ailleurs partie, et auquel nous extrapolons donc nos lois scientifiques, locales et provisoires… Bien plus, alors que la science est fondée sur l’expérimentation, elle-même guidée par la théorie, on ne peut absolument pas expérimenter sur l’Univers réel. On ne peut guère qu’en faire des modèles, qui constituent ainsi autant de virtualités…
Jusqu’à ce point, la cosmologie actuelle paraît procéder selon la démarche scientifique traditionnelle, à savoir de la théorie à un fait observationnel (ou expérimental, pour des raisons évidentes en astrophysique), à la théorie, etc. Reste qu’en cours de route, tout un corps sous-jacent d’hypothèses – plausibles – a été admis et que s’il n’y a là rien d’anormal, aucune de celles-ci n’échappe à la règle suivante : toute hypothèse théorique de nature scientifique doit pouvoir être vérifiée par l’expérimentation. Le cas de l’Univers cylindrique a ainsi été soulevé en 1968, date à laquelle on a tenté d’observer une même galaxie dans deux directions opposées. Le résultat s’est révélé totalement négatif. Mais cela ne prouve rien car les rayons lumineux qui nous arrivent en ayant parcouru des trajets de longueurs différentes ont forcément été émis à des instants différents. Dès lors, une même galaxie peut, du fait de son évolution au cours du temps, apparaître sous des aspects très divers. Bien plus : la plupart des galaxies possédant un mouvement de rotation sur elles-mêmes, la lumière qu’elles émettent en provient pas nécessairement de la même face ! Quelques études un peu plus systématiques menées à partir de catalogues de galaxies existants ont également donné des résultats négatifs. S’il existe des structures globales de type cylindrique, torique, etc., pour notre Univers, celles-ci sont probablement de taille supérieure à quelque six cents mégaparsecs[1], et c’est tout ce que l’observation peut nous apprendre pour l’instant… Cet exemple concerne pourtant un cas d’Univers virtuel possible, correspondant à une vraie question que les astrophysiciens peuvent légitimement se poser même si, à l’heure actuelle, il n’est pas réellement en leur pouvoir d’y répondre – peut-être même n’y réussiront-ils jamais. Que dire alors des hypothèses que l’on rencontre en remontant le cours du temps par la pensée et lorsque les conditions de densité et de température régnant dans l’Univers s’éloignent de plus en plus de celles actuellement réalisables en laboratoire ? Si l’on peut considérer que les extrapolations faites dans le cadre du modèle du big bang sont naturelles et vraisemblables jusqu’à environ une seconde de l’éventuel début, c’est-à-dire jusqu’à ce que s’amorce la nucléosynthèse des éléments légers, au-delà, il faut rester extrêmement prudent. La physique dont on suppose la validité est très loin d’être établie et, qu’elle le soit ou non, les approximations effectuées sont généralement tellement grossières – on ne peut faire mieux en l’état actuel des choses – que toute conclusion devient hasardeuse. Même l’extrapolation faite pour les températures à des temps situés en deçà d’une seconde n’est pas nécessairement correcte. L’Univers primitif, celui d’avant une seconde, aurait tout aussi bien peu être froid et se réchauffant ensuite grâce à un processus physique quelconque.
Considérons par exemple l’inflation, cette phase d’expansion exponentielle extrêmement brève qu’aurait subie l’Univers primordial. Elle a été inventée pour résoudre des problèmes – Pourquoi l’Univers est-il « si » plat ? Pourquoi n’observe-t-on pas les défauts topologiques, les « monopoles », prévus par des théories encore en gestation ? etc. – qui ne se posaient pas véritablement de manière concrète et qui, en tout état de cause, résultaient d’extrapolations à tout le moins hardies… Les tout premiers modèles en appelaient aux « théories complètement unifiées » (ou de grande unification) des interactions entre particules élémentaires : l’inflation s’y déroulait à des temps de l’ordre de 10-35 s. Or, outre que l’on ne sait pas si la notion même de temps possède encore un sens physique à cette échelle, les théories complètement unifiées ne constituaient alors (et ne constituent encore maintenant) qu’une construction théorique non établie expérimentalement. Il en a néanmoins résulté une sorte de standard pour l’Univers primitif fondé sur de pures spéculations théoriques. Il s’agissait bien là d’un univers parfaitement virtuel, pur fruit d’une imagination certes créatrice mais sans assise expérimentale véritable. Et cela est si vrai qu’aujourd’hui certains chercheurs tentent de déplacer quelques-uns des problèmes théoriques soulevés en la circonstance vers des temps où la physique à utiliser est plus conforme à ce que les théoriciens admettent. Ainsi, alors que dans le « modèle standard » de l’Univers primitif, la prédominance des baryons sur les antibaryons[2] s’affirme peu après la phase d’inflation, période où la physique est très mal connue, on essaie aujourd’hui de réaliser cette baryogenèse au moment de « l’unification électrofaible », c’est-à-dire aux environs de 10-10 S, période où la théorie est mieux établie.
Mais le voyage à rebours ne s’arrête pas pour autant. Avec la « cosmologie quantique », se profile un royaume encore plus fabuleux, où jaillissent des univers parallèles sans de communication les uns avec les autres et, de fait, tout à fait insondables pour nous, pauvres observateurs coincés dans l’un d’entre eux. Cette ère cosmologique nouvelle s’ouvre au fameux temps de Planck, situé aux alentours de 10-43 s avant l’éventuel big bang. Les théoriciens obtiennent cette échelle de temps en combinant de manière simple la constante de gravitation G, la constante de Planck h et la vitesse de la lumière c, autrement dit en faisant intervenir à la fois la gravitation, la physique quantique et la relativité. Cette démarche signerait donc l’irruption des concepts quantiques, et notamment celui de fonction d’onde, dans la description jusque-là uniquement relativiste de l’Univers. A des instants inférieurs ou de l’ordre du temps de Planck, toutes les géométries susceptibles de décrire l’espace-temps deviendraient autant d’états possibles pour l’Univers chacun étant affecté d’une certaine probabilité d’existence par la mécanique quantique. Et voici donc que surgissent autant d’univers multiple, simultanés, sans interaction entre eux et, de ce fait, inobservables. Sur ce terreau fertile ont fleuri une foule de modèles qui ont du mal à cacher qu’en réalité tout se passe comme si ces univers parallèles n’existaient simplement pas… Ils apparaissent ainsi comme d’une étonnante virtualité ! En outre, si la notion de probabilité, inhérente à la physique quantique, implique la possibilité de répéter une expérience aléatoire (ici la « création » d’un de ces univers parallèles) autant de fois qu’on le désire et dans les mêmes conditions expérimentales, mieux vaut dire qu’elle n’a guère de sens dans ce contexte…
Est-ce à dire que ces spéculations soient réellement sans importance ? Si l’on s’en tient strictement à la confrontation, fût-elle, éventuelle, de la théorie et de l’observation, on pourrait conclure que la plupart des études effectuées à propos de l’Univers primitif, avant une seconde, n’ont absolument aucun intérêt. En réalité, leur importance se trouve ailleurs. De même que la cosmologie constituait pour Einstein un champ d’essai, « un espace de liberté » pour penser la relativité, la cosmologie primordiale est, elle aussi, « un espace de liberté » pour penser de nouveaux concepts, de nouvelles techniques ou pour explorer de nouveaux domaines : le temps, l’espace et la matière, notamment, tout à fait passionnants. A condition, de mesure l’abîme qui sépare l’exploration d’une cosmologie possible… de la vérité (presque) révélée.
Le modèle standard de l’Univers primitif
Ces dix dernières années, certains théoriciens ont décidé que l’Univers primitif (c’est-à-dire de moins d’une seconde, avant la nucléosynthèse des éléments légers) était passé par les phases suivantes, définies par la physique que l’on connaissait plus ou moins ou que l’on imaginait valable à telle densité ou température : aux alentours de 10-10 et 10-32 s, se produit l’unification des forces électromagnétique et faible ; entre 10-10 et 10-32 s, c’est le « désert », une époque où il ne se passe rien ! Aux environs de 10-32 s, la prépondérance des baryons sur les antibaryons s’affirme ; vers 10-35 s, il y a unification des forces forte et électrofaible, de concert avec une période d’inflation. Enfin, en deçà de 10-43 s, s’ouvre le règne de la cosmologie quantique. Et avant ? Les notions de temps, d’espace et de matière ont peu de sens, tout comme la question elle-même. Ceci ne constitue qu’un canevas grossier, et non la vérité, sur lequel brodent à loisir les théoriciens ; aussi ce modèle est-il régulièrement critiqué, sans que pour autant le problème du moment, la formation des galaxies, soit réglé définitivement.
Mondes multiples et univers-bulles
Le thème des Univers multiples n’a pas inspiré que les auteurs de science-fiction… Certains cosmologistes y ont également trouvé matière à alimenter leurs vues philosophiques et à avancer que notre Univers n’était qu’un parmi d’autres éléments d’un hypothétique ensemble de mondes possibles ne différant les uns des autres que par leur géométrie, leur topologie, leurs lois et constantes fondamentales… Pour les uns, il suffisait ainsi de s’inspirer de la cosmologie quantique : des univers parallèles, sans possibilité de relations entre eux, pouvaient différer par leurs constantes. D’autres préférèrent l’hypothèse de mondes distincts correspondant aux différentes phases d’expansion et de contraction d’un Univers cyclique. Ainsi, que la densité de matière présente dans l’Univers soit suffisante, c’est-à-dire supérieure à quelque 10-29 g/cm3, et celui-ci pourrait, après une phase d’expansion, se recontracter et s’effondrer jusqu’à des densités et températures infinies (ceci en acceptant que les modèles de Friedman soient toujours valables). Après quoi, il subirait à nouveau une phase d’expansion, puis un nouvel effondrement, et ainsi de suite, avec à chaque nouvelle naissance, des lois de la physique différentes…
Les modèles d’univers inflatoires élaborés au début des années 80 entrainèrent quant à eux le cosmologiste russe Andreï Linde et les Américains Albrecht et Steinhardt dans un autre genre de spéculations. Cette fois, notre univers visible, délimité par l’horizon cosmologique, n’occuperait qu’une infime zone d’une bulle, constituait de matière ordinaire et dont le rayon croîtrait à la vitesse de la lumière, située au sein d’un gigantesque Univers renfermant une multitude d’autres « bulles » de toutes tailles analogues à la nôtre. Ce « grand » univers, formé pour l’essentiel de matière dans un état légèrement instable – le « faux vide » -, serait sujet à une inflation inobservable depuis notre propre bulle. Bien plus, notre horizon cosmologique se trouvant à l’intérieur de notre propre bulle, toutes les autres bulles de matière ordinaire nous seraient parfaitement inaccessibles. Ainsi notre univers ne serait-il dans ce schéma qu’une fluctuation parmi tant d’autres… Tous ces modèles, invérifiables, restent, faut-il le préciser, hautement spéculatifs : peut-on imaginer univers plus virtuels ?