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22 mars 2010 1 22 /03 /mars /2010 19:40

L’Apocalypse

 

Les Religions et la fin du Monde

 

 

I – L’Apocalypse de Jean

 

Le dernier texte de la Bible chrétienne est associé aux cataclysmes annonçant la fin du monde… Ce livre hermétique et mystérieux décrit le monde comme lieu d’affrontement entre les forces du Bien et du Mal. D’où vient-il ? Que raconte-t-il et que voulait-il transmettre ?


 

Rétable du Jugement dernier Roger van der Weyden

 

 

« Puis je vis une autre bête qui sortait de la Terre. Elle avait deux cornes semblables à celles d’un agneau et elle parlait comme un dragon… » Ainsi commence l’un des passages les plus célèbres de l’Apocalypse (chapitre 13, verset 11). Il s’achève sur cet avertissement : « Ici, il faut de la sagesse. Celui qui est intelligent peut trouver le sens du chiffre de la bête, car ce chiffre correspond au nom d’un homme. Ce chiffre est 666 » (13, 18). Mais cet appel à la prudence n’a pas toujours été entendu car le récit de l’Apocalypse est propre à enfiévrer l’imagination de ses lecteurs… Pour ne pas s’égarer, mieux vaut le lire, comme tout document ancien, à la lumière des connaissances apportées par les historiens.

 

D’où vient ce livre étrange, dernier Livre de la Bible chrétienne ? Dès son ouverture, il se présente comme une « révélation », sens du mot apokalypsis en grec ancien, langue dans laquelle s’exprime son auteur. Ce terme a été repris par les historiens pour désigner un genre littéraire qui a été très en vogue dans le judaïsme des deux derniers siècles avant notre ère et dans les premiers temps du christianisme. Dans sa partie Ancien Testament, la Bible chrétienne a conservé quelques écrits apocalyptiques d’origine juive comme le Livre attribué au prophète Daniel. Mais nous en connaissons bien d’autres comme – toujours d’origine juive – le Livre d’Enoch, le Quatrième Livre d’Esdras, le Deuxième Livre de Baruch, etc., ou d’origine chrétienne : Apocalypse de Pierre, Apocalypse de Paul, etc.

 

Esotérisme, dualisme, déterminisme

 

Qu’ont en commun ces écrits apocalyptiques ? Du point de vue de l’histoire, ils sont liés à un contexte ressenti comme une grave menace pour l’existence du peuple hébreu ou des communautés chrétiennes : la domination grecque exercée par les successeurs d’Alexandre le Grand, au IIe siècle avant notre ère, puis celle de l’empire romain. Du point de vue de leur contenu, le message qu’ils délivrent vise à rassurer en dévoilant le véritable plan de Dieu.

 

Jusque-là, le consensus est assez large chez les spécialistes. Mais d’autres vont un peu plus loin, comme le bibliste Pierre Prigent, auteur d’un livre de référence sur l’Apocalypse. « D’un point de vue plus théologique, estime-t-il, ces textes ont en commun leur ésotérisme, leur dualisme et leur déterminisme. » Esotérisme d’un langage pour initiés car ce que dévoile le message est considéré comme trop sacré pour être largement divulgué. Dualisme, parce que le monde y est décrit comme le lieu de l’affrontement entre les forces du Bien et du Mal. Déterminisme enfin, car la défaite du Mal est assurée par l’intervention salvatrice de Dieu.

 

 


Beatus-tabara-ange-trompette 

 

 

Un récit onirique

 

« De tous ces récits, souligne Pierre Prigent, il ressort que Dieu a déjà écrit l’Histoire : quoi qu’il arrive, son plan est sûr, on peut lui faire confiance. La fonction de leur langage fantastique est de faire comprendre que le message qu’ils délivrent dépasse les seules dimensions de l’histoire humaine. » Les écrits apocalyptiques s’enracinent aussi dans la lignée des livres prophétiques où sont recueillies les interventions des prophètes, ces « porte-paroles » de Dieu qui ont balisé l’histoire du peuple hébreu. Mais ils s’en démarquent, aussi par la place importante qu’y tiennent les visions fantastiques.

 

Dès son ouverture, le récit de l’Apocalypse se présente ainsi comme une révélation, accordée à un certain Jean, et une prophétie. Cette présentation est suivie du récit d’une première vision. Elle met en scène un personnage céleste qui n’est autre que Jésus, le Christ ressuscité. Ce dernier dicte à Jean sept lettres adressés à des Eglises chrétiennes d’Asie mineure (Turquie actuelle). Leur message repose sur un schéma analogue : relevé de leurs bons et mauvais comportements, recommandations et encouragements sur le chemin de la vraie foi, promesse de la victoire finale…

 

La suite du récit révèle le scénario de cette victoire pour ceux qui peuvent en comprendre les symboles. C’est bien là toute la difficulté, d’autant que ce récit onirique n’a rien de l’exposé logique… Cette révélation suit une progression dramatique composée de plusieurs séries de visions fantastiques. Au début de la première série, Dieu remet un livre à l’Agneau, figure du Christ ressuscité, le seul être capable d’ouvrir les sept sceaux qui scellent ce livre. A l’ouverture des quatre premiers sceaux surgissent les fameux cavaliers de l’Apocalypse qui vont répandre le malheur sur la Terre. L’ouverture du cinquième offre une vision des martyres exécutés pour leur fidélité à Dieu. Celle du sixième décrit un terrible cataclysme. Mais un intermède apaisant assure que les fidèles serviteurs de Dieu seront préservés du châtiment divin.

 

Un vrai livre à suspens

 

Après l’ouverture du septième sceau, le récit rebondit sur une nouvelle série de visions : sept anges munis de trompettes. Les cinq premières sonneries déclenchent des catastrophes effroyables, dont la chute d’un astre et la libération de l’Ange de l’Abîme dont le nom signifie destruction… La sixième sonnerie libère une armée de millions de cavaliers qui vont semer la désolation. Puis un nouvel intermède montre le voyant emmené au ciel où lui est remis un livre qu’il doit ingurgiter afin de prophétiser. Retentit enfin la septième trompette suivie d’une proclamation de la victoire de Dieu…

 



Jerome Bosch Jesus portant sa croix jpeg                            Hieronymus Bosch Christ on Cross with Donors and Saints
 

 

Mais le suspens reprend de plus belle avec une nouvelle vision : celle d’une femme en train d’accoucher guettée par un énorme dragon qui s’apprête à dévorer son enfant… Ce sont là deux figures mythiques. La femme, dont la tête est couronnée de douze étoiles, est ici le symbole du peuple de Dieu (l’Eglise pour les chrétiens) menacé par le Mal… Le Dragon, lui, n’est autre que « l’antique Serpent » également appelé « le Diable ou le Satan », précise le texte. Grâce à l’intervention des anges, la femme et son enfant échappent au dragon. Mais, expulsé des cieux, il poursuit sa traque sur la Terre. Surgissent alors, dotées de sa puissance maléfique, deux « Bêtes », l’une de la mer, l’autre de la Terre, la fameuse 666… Ennemies du vrai Dieu, ces créatures propagent le blasphème et l’idolâtrie.

 

Le récit se poursuit alors avec une nouvelle série de visions : sept anges munis de fléaux, auxquels sont remises ses sept coupes « remplies de la colère de Dieu ». Nouvelles catastrophes. Mais rien n’y fait, les hommes refusent de changer leurs comportements contraires au salut que Dieu leur propose. Plus grave, les rois assemblent une armée pour défier le châtiment divin « au lieu-dit Harmagedôn ». En vain, car la victoire de Dieu s’annonce avec la vision de la destruction de Babylone, la « Grande Cité » assise « sur sept collines », image qui désigne clairement Rome… Le dénouement est proche. Cette fois, l’agneau s’est transformé en un cavalier dont le nom est Verbe de Dieu et la parole aussi tranchante qu’une épée. La Bête et ses adorateurs sont exterminés.

 


 

 

BoschEnfer                               damned

 

 

Ici survient le passage de l’Apocalypse qui a suscité le plus de confusions dans l’histoire du christianisme. Une nouvelle vision montre un ange enchaînant le Dragon au fond de l’Abîme pour une durée de 1000 ans. Elle décrit ensuite la résurrection des martyres, en les associant aux 1000 ans de règne du Christ sur le monde. Ensuite, Satan relâché s’en va de nouveau « séduire les nations aux quatre coins de la Terre », avant d’être définitivement jeté « dans l’étang de souffre enflammé », image de l’enfer.

 

Alors apparaissent « un ciel nouveau et une Terre nouvelle », symbolisés par une Jérusalem parfaite que rien ne pourra plus souiller car elle est désormais la  « demeure de Dieu avec les hommes ». Cette ultime vision de l’Apocalypse s’achève sur la recommandation, faite par l’Ange au voyant, de ne pas tenir secrètes ces prophéties car « le Temps est proche ». L’épilogue du livre renforce ainsi la conviction qu’avaient les premiers chrétiens de l’imminent retour du Christ ressuscité. Présenté comme « le garant de ces révélations », il affirme en effet : « Oui, mon retour est proche. »

 

Comment interpréter le contenu de ce livre mille neuf cents ans après son écriture ? Outre sa structure très particulière, c’est d’autant plus difficile qu’il est gorgé de références aux livres hébreux de l’Ancien Testament, en particulier ceux des prophètes Isaïe, Jérémie et Ezéchiel concernant, par exemple, la destruction de Babylone et la Jérusalem céleste. Pourtant, alors que les autres livres du Nouveau Testament citent les textes de la Bible juive de manière souvent explicite, l’Apocalypse ne le fait pas. Mais l’auteur s’en inspire pour en reprendre, en les transformant, des passages et des symboles connus. Ainsi, la Bête surgie de la mer ressemble aux quatre bêtes chimériques décrites par le prophète Daniel.

 

Inutile, donc, d’espérer comprendre l’Apocalypse sans une bonne connaissance de l’Ancien Testament. Mais cette difficulté n’en est pas une pour les premiers chrétiens, issus du judaïsme, qui peuvent en décrypter le langage symbolique car leurs références, en matière de Saintes Ecritures, sont encore les seuls écrits de la Bible juive. En revanche, l’Apocalypse marque un net changement de perspective. Son personnage central est le Christ ressuscité devenu, pour les chrétiens, le « Sauveur » (Messie) promis par Dieu au peuple hébreu.

 

Pour l’auteur du livre, ce salut passe désormais par une entière fidélité au témoignage du Christ. Et la révélation qu’il transmet assure que cette promesse de salut ne fait aucun doute à des chrétiens très minoritaires, dans un monde païen dont les pressions sont parfois violentes pour qu’ils suivent les rites de la religion officielle, dont le culte de l’empereur.

 

« L’Apocalypse éclaire l’Ancien Testament, explique Pierre Prigent, en renouvelant son interprétation. La résurrection du Christ marque l’accomplissement des anciennes prophéties. Bien sûr, la dimension futuriste du livre n’est pas négligeable, mais elle est relative. Le but premier de l’Apocalypse n’est pas de décrire ce qui va arriver car, dans le temps de Dieu, passé, présent et futur se confondent. Cette révélation veut dévoiler ce qui se dissimule derrière une réalité oppressive et un avenir sombre : l’action salvatrice de Dieu, déjà à l’œuvre dans le monde. C’est pourquoi l’Apocalypse est souvent définie comme un Evangile, c’est-à-dire une « bonne nouvelle », pour les temps de crise… »

 

Chiffres et symboles

 

L’Agneau

 

Cette figure évoque celle du « serviteur souffrant », conduit comme « un agneau à l’abattoir », évoquée par le prophète Isaïe. Dans l’Apocalypse, elle se rapproche davantage de l’agneau traditionnellement sacrifié par les hébreux lors de la fête de Pâques et devenu, pour les chrétiens, le symbole du Christ exécuté sur la croix mais ressuscité le jour de Pâques…

 

666

 

Dans l’Antiquité, les chiffres s’écrivaient avec des lettres ayant chacune une valeur numérique. L’interprétation couramment retenue du chiffre de la Bête est celle de César Néron, le premier empereur romain (54-68) à avoir persécuté les chrétiens. Durant la seconde partie du Ier siècle, plusieurs écrivains latins témoignent de la forte hantise, pas seulement chrétienne, d’un retour de ce tyran…

 

Le chiffre 7

 

Récurrent dans l’Apocalypse, ce chiffre n’a pas de signification particulière. Mais il a, tout au long de la Bible, un caractère sacré en tant que symbole de la perfection divine.

 

Harmagedôn

 

Ce mot grec vient de l’hébreu har Megiddo (mont de Meggido). Mais il n’y a pas de montagne sacré à Megiddo… C’est le nom d’une cité qui joua un rôle important durant les affrontements entre les royaumes du Nord et du Sud suite à la division d’Israël après la mort du roi Salomon.

 

Babylone

 

En 587 avant notre ère, les Babyloniens avaient détruit le Temple de Jérusalem et déporté sa population. En 70 de notre ère, les légions romaines, celles de la « Nouvelle Babylone », ont aussi détruit le second Temple de Jérusalem… Babylone est aussi appelée la « Grande prostituée ».

 

1000 ans

 

Dans l’Ancien Testament, le psaume 90 affirme que 1000 ans sont « comme un jour » pour Dieu. Ce chiffre n’a donc pas une signification dans le temps des hommes. Il est le symbole du temps de Dieu, celui du Paradis, le lieu du bonheur éternel promis à ses fidèles serviteurs.

 

 

 

II – Antéchrist, An Mil et millénarisme

 

Les 1000 ans évoqués par Jean ont suscité deux interprétations. L’une a mis l’accent sur les malheurs et cataclysmes. L’autre a privilégié le bonheur et la paix sur Terre, inspirant maintes utopies religieuses et politiques.

 



Le Jugement Dernier-01

 

 

La division de l’Histoire en tranches de mille ans n’était pas familière au judaïsme ancien. C’est l’Apocalypse, attribuée à Jean, qui fit la fortune du millénaire d’années. Il y est dit qu’après de multiples catastrophes frappant le monde pécheur, un ange enchaînera le « dragon », c’est-à-dire le Mal, pour « mille ans ». Alors, les « justes » qui refusèrent d’adorer la « Bête » reprendront vie et régneront sur Terre avec le Christ pendant « mille années ». Celles-ci écoulées, Satan, libéré, cherchera à nouveau à « séduire les nations ». Après une deuxième séquence de malheurs, interviendront l’ultime bataille entre le Bien et le Mal et, enfin, le Jugement Dernier. L’Antéchrist n’est pas mentionné dans l’Apocalypse. Il figure en revanche, le plus souvent au pluriel, dans les lettres de saint Jean, désignant des chrétiens sortis de l’Eglise et devenus ses ennemis. Ensuite, au cours des âges, on situa l’intervention de l’Antéchrist (au singulier) lors des ultimes épreuves précédant la fin du monde.

 


 

750px-Pieter Bruegel the Elder - The Fall of the Rebel Ange

 

 

L’Apocalypse a donné naissance à deux versions du millénarisme, qui se sont parfois télescopés. L’une a mis l’accent sur les malheurs et cataclysmes devant, soit précéder une fin de millénaire, soit mettre un terme à l’histoire humaine. L’autre a exalté la période intermédiaire de mille ans de bonheur et de paix sur Terre que le chapitre 20 de l’Apocalypse situe entre les tragédies de l’Histoire et le Jugement Dernier, Jésus régnant alors ici-bas avec les justes ressuscités. Les premières générations chrétiennes partagèrent largement cette espérance exprimée, entre autres, par saint Justin, saint Irénée, Tertullien et Lactance. Elle fait toujours partie des convictions des mormons, des adventistes et des Témoins de Jéhovah. Mais, au Ve siècle, la lecture littérale du chapitre 20 fut rejetée par saint Augustin et l’Eglise officielle qui enseignèrent que la naissance de Jésus avait fait commencer les milles ans de son règne terrestre, le chiffre mille recevant alors un sens symbolique. Il n’y avait donc pas à attendre une période intermédiaire de paix et de bonheur sur Terre avant la fin du monde. Les peurs de l’An Mil se rattachent évidemment à la première des deux attentes évoquées ci-dessus, celle de catastrophes précédant la fin d’un millénaire ou du monde. Mais ont-elles vraiment existé ? Aucun document contemporain ne permet d’affirmer qu’une grande peur collective aurait déferlé sur l’Europe au moment du changement de millénaire.

 

Joachim de Flore, « le prophète »

 

Marginalisée depuis saint Augustin, l’attente d’une période de bonheur sur Terre refit surface au XIIe siècle avec le moine calabrais Joachim de Flore qui, sans employer le mot « millénarisme » qui date seulement du XVIIe siècle, annonçant la venue d’un temps de l’Esprit durant lequel l’humanité vivrait dans une sainte pauvreté, la piété et la paix. Il divisait l’Histoire en trois périodes : l’âge du Père, avant le Christ, l’âge du Fils, depuis la naissance du Sauveur, enfin l’âge de l’Esprit, désormais prochain, où triompheraient l’égalité, l’intelligence et la charité. Diffusé par les « spirituels » franciscains, le message pourtant irénique de Joachim fut traduit en termes révolutionnaires par les Hussites radicaux du XVe siècle, les paysans allemands révoltés du XVIe siècle dirigés par Thomas Muntzer (en qui Friedrich Engels vit le premier prophète prolétarien) ou les exaltés qui s’emparèrent de Munster en 1534 – épisode rappelé par Marguerite Yourcenar dans l’Œuvre au noir. Mais l’influence de Joachim de Flore déborda les milieux extrémistes. Dante le qualifia de « prophète », Christophe Colomb le cita avec éloge. Hegel et Auguste Comte reprirent sa division de l’Histoire en trois périodes. George Sand le plaça au centre de son roman Spiridion qui prévoit une religion de l’humanité. Michelet salua en lui l’annonciateur de « l’âge du libre esprit et de la science ».

 

Luther et Calvin fidèles à Augustin

 

Or le message de Joachim de Flore se combina à partir du XIIIe siècle avec une autre tradition eschatologique plus ancienne. Car, au IVe, puis au VIIe siècle, des sibyllines chrétiennes annoncèrent que, pendant une centaine d’années, un « souverain des derniers jours » installé à Jérusalem ferait sous son sceptre l’unité de la Terre devenue chrétienne et lui apporterait la paix. A la fin de son règne, il déposerait sa couronne sur le Golgotha. Suivraient l’offensive de l’Antéchrist et la fin du monde.




Christ et le Diable                             Christ ressuscité-v3

 

Comme le millénarisme au sens strict cette eschatologie annonçait une période de bonheur sur Terre avant la consommation des siècles. L’espérance de voir le « souverain des derniers jours » régner à Jérusalem a sous-tendu l’entreprise des croisades. Elle explique au moins en partie l’expédition de Charles VIII à Naples, qui devait se poursuivre jusqu’aux lieux saints. Elle fut l’une des attentes de Christophe Colomb qui espéra pouvoir financer la reprise de Jérusalem par les souverains d’Espagne grâce aux richesses américaines. Elle donne son sens aux projets asiatiques de Manuel le Fortuné (roi de 1495 à 1521) pour prendre l’islam à revers. Il songeait pour lui-même à une royauté universelle qui verrait le Portugal amener à la religion de Jésus les nations encore non chrétiennes.

 

Le protestantisme et l’entrée en scène de l’Amérique permirent au millénarisme, sous ses différentes formes, de se manifester plus ouvertement et plus largement. Certes, Luther et Calvin restèrent fidèles à l’interprétation augustinienne de l’Apocalypse. En sens inverse, le grand adversaire protestant de Louis XIV, Pierre Jurieu, fut un millénariste convaincu. Quant à l’histoire anglaise du XVIIe siècle, elle est incompréhensible sans l’éclairage des attentes eschatologiques.

 

Un avenir radieux à l’horizon

 

Le lien historique entre Amérique et millénarisme mérite qu’on s’y arrête. Les premiers franciscains qui arrivèrent au Mexique en 1524 étaient imprégnés de « joachimisme » et croyaient proche le dernier âge du monde, c’est-à-dire une période de paix, de réconciliation et de conversion générale au christianisme. Ils allaient pouvoir reconstituer outre-Atlantique l’âge d’or de l’Eglise primitive, loin de la chrétienté européenne pervertie et faire vivre les indigènes de la Nouvelle-Espagne « dans la vertu et la paix ; au service de Dieu, comme dans un paradis terrestre ». C’est avec le même objectif que les jésuites créèrent, aux XVIIe et XVIIIe siècles au Paraguay, les « réductions » des Guaranis.

 

L’histoire de l’Amérique anglo-saxonne a été profondément marquée par les espérances millénaristes qui éclairent encore aujourd’hui les comportements religieux et politiques des Etats-Unis. Pour le théologien puritain John Cotton, émigré en Amérique au XVIIe siècle, la Nouvelle-Angleterre occupait « une situation sans précédent dans l’Histoire ». Ses habitants formaient une société « libérée de la Bête ». En 1652, John Eliot, le premier missionnaire protestant des Indiens, affirma que le royaume du Christ était maintenant « en train de se lever dans les parties occidentales du monde ». C’est toutefois dans l’œuvre du puritain Jonathan Edwards, initiateur du « grand réveil » de 1740-1744 qu’on trouve la plus forte expression d’un millénarisme lié à l’Amérique du Nord. Il déclara notamment : « Ce Nouveau Monde a probablement été découvert de nos jours pour que le nouvel et plus glorieux Etat de l’Eglise de Dieu sur Terre puisse débuter ici et pour que Dieu y fasse commencer un nouveau monde spirituel, en créant des cieux nouveaux et la nouvelle Terre (…) Au moment où va commencer ce temps de paix, de prospérité et de gloire signifié jadis par le règne de Salomon (…) plusieurs faits me paraissent indiquer (…) que le soleil se lèvera à l’ouest. »


 

anges&demons haut23 

 

 

En 1785, le petit-fils de Jonathan Edwards, Timothy Dwight, millénariste comme lui, compara, dans un poème, les soldats tombés durant la guerre d’indépendance aux Hébreux conduits par Josué vers la Terre promise et il annonça qu’allait surgir un empire « de paix, de justice et de liberté ». Le millénarisme, aux Etats-Unis, se laïcisa quelque peu par la suite. Mais il est légitime de penser qu’il a constitué l’une des composantes de l’identité de la nouvelle nation en train de se former.

 

En Europe, le millénarisme se laïcisa aussi de différentes façons. Par la multiplication des utopies, nées au XVIe siècle avec celle de Thomas More et devinrent, à partir du XVIIIe siècle, un genre littéraire important, et par les avancées scientifiques et techniques, la notion de progrès entra dans le bagage mental des Occidentaux. Ceux-ci, aux XVIIIe et XIXe siècles, furent enclins à croire que l’humanité allait vers un mieux terrestre et qu’un avenir radieux était à l’horizon, grâce à l’instruction, aux améliorations techniques et à l’affinement du sens moral. Victor Hugo annonça en 1830 : « Nous verrons avec majesté, / Comme une mer sur ses rivages, / Monter d’étage en étage l’irrésistible liberté. »

 

Robert Owen, le fondateur malheureux de la communauté américaine de New Harmony, assura que le millenium verrait se constituer « la grande humanité unique de la Terre ». Pierre Leroux, l’inventeur probable du mot « socialisme », affirma « le paradis doit venir sur Terre ». Le millénarisme laïcisé s’est alors souvent réinvesti dans le socialisme, y apportant au besoin ses composantes violentes. Marx prophétisa que l’action du prolétariat allait supprimer l’exploitation de l’homme par l’homme et le communisme « résoudre l’énigme de l’Histoire ». Encore en 1921, le marxiste Ernst Bloch écrivait en s’appuyant explicitement sur toute la tradition millénariste : « Il est impossible que n’advienne pas le temps du Royaume. »

 

On connait la suite. L’effondrement des idéologies est en réalité celui du rêve millénariste, c’est-à-dire la perte dramatique de l’espoir fou d’un paradis sur terre. Il nous faut désormais construire l’histoire de demain sans illusions inutiles, mais aussi sans céder au désespoir et en nous souvenant du constat de philosophe autrichien Robert Musil dans les années 1930 : « L’homme est capable de tout, même du bien. »

 

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